9
« Réveillez-vous, beau prince. » Sarcasme doucereux. Tug avait dû s’entraîner.
« La ferme, Tug », gémit John. Il força sa conscience à franchir la ligne entre conscience et sommeil. C’était difficile. « Si les gens pouvaient respirer l’odeur de la sueur, ce serait exactement comme l’air de cette pièce, remarqua-t-il. » Il fit jouer mollement sa langue dans sa bouche en débranchant le cathéter implanté dans son nombril, puis força ses muscles à fonctionner. Il se plia pour sortir de la matrice, glissant des parois lisses dans l’air plus frais de la cellule de transommeil. Il resta un moment immobile, agrippant la poignée du sol, tentant de rassembler ses idées. En fait, le défi était de séparer ses propres idées de tout le fatras d’informations acquises pendant son sommeil. La voix docte de Deckenson résonnait encore dans son esprit. Il détestait l’apprentissage en sommeil, mais c’était la seule manière d’assimiler toutes les informations que Terra Affirma voulait lui transmettre. Puisque Tug avait mordu à l’hameçon de la fausse poésie qu’il lui avait laissée, John avait décidé qu’il serait plus sûr de traiter rapidement et personnellement ces renseignements. Il lui fallait se méfier de tout ce que Tug réussissait à infiltrer. John avait donc installé toutes les informations dans son autophone et l’avait programmé pour se déclencher à intervalles réguliers pendant le transommeil. Il avait sous-évalué la quantité d’informations enregistrées, ainsi que les exigences mentales des programmes d’éducation interactifs de Terra Affirma. Au lieu d’une liste de chiffres et de données utilisables, l’expérience s’était révélée plutôt comme un mélange de séminaire et de débat avec ce cher vieux Deckenson. Et au lieu de se réveiller en connaissant sur le bout des doigts toutes les données nécessaires, il avait l’impression d’avoir un disque dur à la place du crâne. Il se massa le cuir chevelu. D’ici une heure ou deux, il aurait retrouvé ses esprits. Pour l’instant, il vit en agitant les doigts que des fragments de peau morte voltigeaient dans la cabine. Il était temps de faire sa toilette.
Il passa près de la matrice où Connie continuait à dormir. Son visage était flou derrière la peau membraneuse. « Tug, demanda-t-il en se propulsant vers la gondole. Vous n’avez pas oublié que Connie doit se réveiller d’ici soixante-douze heures, n’est-ce pas ? »
Pas de réponse. Un cours instant de panique fit place à l’agacement. Évidemment. Tug avait ordre de se taire. Il avait une fois gardé un silence semblable pendant trois jours avant que John ne comprenne ce qui n’allait pas et change l’ordre. « Tug, répondez-moi.
— Bien entendu. Croyez-vous que je négligerais mon devoir au point de la laisser dormir pendant une période d’éveil programmée ? » La voix de l’Arthroplane était empreinte d’une satisfaction suave.
« Hum. » John se contenta d’une réponse neutre. « Tout va bien à bord ?
— Naturellement. »
John atteignit sa cabine et se dirigea vers le nettoyeur. À l’intérieur du box, il élimina de grands pans de peau morte avant d’appliquer le gel. Il fallait s’en débarrasser totalement. Il lui fallut du temps et une brosse douce pour nettoyer son cuir chevelu et les interstices entre ses doigts et ses orteils. Il émergea avec l’impression d’être rose et pelé, sa peau neuve légèrement sensible à l’air frais de la cabine. « Tug, mettez en marche la roue de pressurisation, et faites votre rapport.
— La centrifugeuse est déjà réglée selon vos spécifications. Rien à signaler. »
Rien de nouveau depuis les trente dernières années. Une distance incroyable parcourue, sans incident. John y songeait brièvement tout en se dirigeant vers la salle de gym. Enfin, cette partie-là au moins de sa vie était légèrement ennuyeuse. Ce qui n’était pas le cas du reste.
Le mouvement de la centrifugeuse le poussait doucement vers une surface qui résista comme un plancher quand Tug augmenta la vitesse. Il entreprit consciencieusement son premier tour, sentant sa colonne vertébrale se télescoper sous la traction. Il se mit à transpirer presque immédiatement. Il avait horreur de ça, mais à chaque réveil il se contraignait à faire deux fois le programme prescrit. Après une longue délibération, il avait suggéré la même chose pour Connie. Il connaissait trop d’anciens cosmonautes qui ne pouvaient pratiquement plus supporter la gravité et ne mettaient plus le pied sur une planète. Dès le troisième jour d’éveil, il serait aisément capable de faire ses tours et fixerait même la centrifugeuse à pesanteur normale. Il se concentra sur sa détermination et continua son effort.
Pour éviter de penser à ses pieds et à son dos douloureux, il s’efforça de mettre de l’ordre dans ses pensées. Il révisa son programme en fonction des leçons apprises pendant son sommeil. Il y avait à l’intérieur de la gondole quatre satellites de surveillance très coûteux, appartenant à Terra Affirma, qu’il devait déployer. Ils devaient recueillir des renseignements climatiques et géographiques et prendre quantité de photographies. Une douzaine de petits véhicules se trouvaient au même endroit, destinés à prélever des échantillons de sol et d’eau, à faire des relevés sismiques et toute autre mesure imaginable, et à transmettre les informations collectées directement à des unités scellées sur les satellites. L’Évangeline était autorisée à récolter trois mois de données. Puis elle relèverait les unités modulaires des satellites pour les rapporter sur Delta.
Jusque-là, c’était de la reconnaissance de routine. Tous les véhicules et satellites avaient reçu l’approbation du Conservatoire. Ils devaient se détruire de l’intérieur et se biodégrader sans laisser de traces. Il était également précisé que toute tentative pour ouvrir sans autorisation les modules étanches contenant les informations conduirait à leur destruction immédiate. Une fois rentré sur Delta, John livrerait les modules scellés à un représentant de Terra Affirma qui l’attendrait et les transmettrait au Conservatoire pour un traitement officiel. Dans un délai d’un an, le Conservatoire livrerait les données interprétées à Terra Affirma.
Voilà pour la mission approuvée par le Conservatoire.
Mais le satellite C devait avoir une défaillance après deux jours seulement d’observation. John et son équipage devraient faire une sortie de routine à bord d’une navette pour tenter une réparation manuelle. Malheureusement, leur belle navette toute neuve serait victime d’une panne qui nécessiterait un atterrissage forcé sur Terre. Atterrissage qui, si tout se passait comme l’avait imaginé Terra Affirma, devait avoir lieu à proximité d’un fanal ou d’un signal quelconque qui indiquait l’endroit ou était située une sorte de « capsule-temps ». Si aucun fanal n’était visible, comme s’y attendait John, il ferait un atterrissage normal dans un lieu approprié.
« Tug, réglez correctement la pesanteur.
— Précisez votre ordre, s’il vous plaît.
— Bon sang, je sais que vous avez augmenté la vitesse. Si la pesanteur est réglée à soixante-quinze pour cent, alors me voilà devenu une mémère ramollie.
— La centrifugeuse est réglée correctement. »
John se mordit la lèvre pour ne pas discuter. Il n’avait aucun moyen de prouver que Tug lui jouait des tours. La seule façon dont il pouvait gagner était de refuser de se laisser perturber. Il descendit du tapis roulant et passa à l’escalade. Il était tout aussi essentiel de garder la force de ses membres antérieurs. Il se mit à tourner dans la cage à hamster et ne tarda pas à sentir de nouveau la sueur mouiller son torse et son ventre.
La principale question, bien entendu, était de savoir jusqu’à quel point il pouvait faire confiance à Terra Affirma. Selon eux, la direction du Conservatoire avait falsifié les chiffres de l’écologie de la Terre depuis le début. Comme l’avait chuchoté la voix de Deckenson pendant la leçon de sommeil : « Depuis le début, même depuis l’évacuation, ils ont fixé les paramètres et décidé ce qui est normal et ce qui est excessif, quel est le niveau correct de toxines ou de radiations, ou même de pollen, et quel est le niveau dangereux. Ils ne veulent pas nous laisser accéder aux données brutes et ont refusé d’évaluer séparément différentes parties de la planète. Si la radiation est trop importante ici et les métaux lourds trop concentrés là, alors toute la foutue planète est toxique. Réfléchissez à ceci : à chaque fois que nous avons envisagé de coloniser une planète, ils lui ont attribué une évaluation. Accueillante, hospitalière, neutre, inhospitalière, dangereuse ou hostile. Parmi toutes les planètes que nous avons observées, aucune n’a jamais été évaluée au-dessus du niveau « inhospitalière ». Ils ont donc refusé toutes nos demandes de colonisation. Et quelle est l’évaluation de la Terre, la planète qui nous a engendrés ? Elle est notée non seulement comme hostile, mais avec un degré d’hostilité plus élevé que toutes les autres planètes que nous avons étudiées. Est-ce que ça vous paraît sensé ? Bien sûr que non.
« Pourquoi le Conservatoire nous mentirait-il, pourquoi dirait-il que la Terre est hostile, morte, si ce n’était pas vrai ? Parce qu’ils adorent nous garder sous leur contrôle. Parce que s’ils reconnaissaient que l’état de la Terre a pu s’améliorer un tant soit peu, cela saperait leur théorie selon laquelle toute altération de l’environnement doit être considérée comme un dommage irréversible. La destruction totale de la Terre est le marteau qui leur sert à enfoncer le clou de leurs restrictions et leurs lois.
Imaginez ce qu’il adviendrait du Conservatoire si la Terre se révélait habitable, et si Terra Affirma était candidate à la colonisation ? Leur contrôle serait anéanti. Il y aurait un changement radical de pouvoir. Et Terra Affirma serait en position de force. » Deckenson s’était montré extrêmement véhément. Mais sans savoir pourquoi, John n’était pas convaincu.
« Croyez-moi, avait repris le programme de Deckenson en réponse au doute émis par John dans son sommeil. Il n’est pas nécessaire que cela ait un sens pour nous. Cela en a pour eux. Ils sont ainsi. Leur contrôle absolu ne peut se poursuivre qu’à condition qu’ils basent leur action politique sur la paranoïa. Ils sont obligés de croire que tout le monde souhaite la même domination totale. C’était leur seule raison de détruire Epsilon. Ils nous ont vus comme une menace de leur contrôle. Nous pouvions démontrer que leurs “données” étaient fausses. La seule chose que nous voulions réellement était de proposer une alternative, un lieu où les Humains pourraient choisir un style de vie différent de celui que dictait le Conservatoire. »
Le programme avait détecté le scepticisme de John.
« Ce n’est pas un mythe, avait insisté Deckenson ironiquement. Une légende, si vous voulez. Tout ce que vous avez entendu est pure vérité. Epsilon a existé. Et nous appartenait. À Terra Affirma. Il nous a fallu quatre générations pour en gagner le contrôle dans une révolution tranquille, sans bain de sang. Vous voyez à quel point nous étions naïfs. Et civilisés. Nous pensions que si nous prenions le contrôle sans violence, si nous gardions volontairement nos idées et nos styles de vie complètement à l’écart des planètes et des stations du Conservatoire, ils nous laisseraient vivre. Nous avions tort. »
John fronça les sourcils en ralentissant le pas. Il essayait d’oublier le ton de Deckenson, la sincérité angoissée contenue dans sa voix.
« Nous avions redonné aux Humains un fonctionnement de mammifères. Les enfants étaient conçus et mis au monde naturellement, avec un taux de survie de presque quarante-sept pour cent. Nous avions quelques défauts de naissance, mais on pouvait s’y attendre, après toutes ces manipulations. Le pourcentage était loin d’être aussi alarmant que ce qu’a prétendu le Conservatoire. Entre les naissances et les immigrants des planètes et des autres stations, le niveau de notre population était même en légère croissance. Nous envisagions de constituer une nouvelle station. Le Conservatoire l’a appris. » La voix s’arrêta.
« Il n’y avait pas de mutation sauvage, pas de maladie, pas d’augmentation effrénée des troubles mentaux. Rien qui méritât le sabotage qui a dispersé la station dans l’espace. Uniquement le désir insensé du Conservatoire de garder le contrôle total sur tous les Humains existants. Il y avait à l’époque d’autres rumeurs encore plus sinistres. Selon lesquelles les Arthroplanes avaient non seulement soutenu la destruction d’Epsilon, mais l’avaient encouragée, exigée même. Les rumeurs n’ont pu être prouvées, mais n’étaient pas sans fondement. Il y a toujours eu des preuves d’une conspiration entre le Conservatoire et les Arthroplanes, un accord par lequel les Arthroplanes soutiendront la dictature du Conservatoire à condition que ceux-ci soutiennent la suppression de toute technologie qui permettrait aux Humains de ne pas dépendre d’eux et de leurs Anilvaisseaux. »
« Les imbéciles ! » marmonna John.
« Répétez, je vous prie.
— Je ne vous parlais pas, Tug.
— Vous parliez à haute voix. Personne d’autre à bord n’est conscient.
— Je parlais à mi-voix. Je marmonnais. Je parlais tout seul.
— Vous devriez peut-être envisager une Réadaptation. Parler tout seul n’est pas acceptable pour les Humains.
— Vous devriez peut-être envisager des séances de Réadaptation vous-même, Tug. Un intérêt trop marqué pour les murmures des Humains n’est pas un trait de caractère acceptable pour les Arthroplanes. »
Le silence tomba, mais John aurait pu jurer que la force de traction sur la machine à grimper avait légèrement augmenté.
Ce n’était pas la première fois qu’il blessait Tug avec ce genre de répartie. Il l’avait appris longtemps auparavant, au début de son commandement de l’Évangeline. Il n’était alors qu’un jeune imbécile, avec tout l’enthousiasme exubérant de son premier poste. Il se souvenait précisément des longues périodes d’éveil pendant lesquelles Tug et lui bavardaient, tout au réconfort d’avoir trouvé l’âme sœur, citant des poètes morts et parlant de tout longuement, avec une grande érudition. À chaque éveil, John avait ainsi mis son âme à nu, redoutant chaque nouvelle période de sommeil qui l’éloignerait d’un auditoire si attentif. Ils s’étaient mutuellement encouragés dans leurs tentatives poétiques et, si les analyses franchement freudiennes que faisait Tug du travail de John n’étaient pas toujours flatteuses, elles représentaient quand même une force critique, c’est-à-dire la base de l’autodiscipline de tout poète. Parfois, Tug réécrivait les poèmes de John et les lui lisait, procédé que John trouvait à la fois horripilant et dégradant. Cela conduisait à des discussions, parfois aigres, au cours desquelles John tentait d’expliquer que les « améliorations » de Tug n’avaient rien à voir avec une véritable création et qu’aucun Arthroplane, aussi intelligent soit-il, ne pourrait jamais comprendre totalement la littérature humaine. C’est au cours d’une de ces séances que Tug avait révélé que son intérêt pour les Humains était considéré comme puéril par les autres Arthroplanes. Un Arthroplane était censé passer son temps d’enkystement dans un Anilvaisseau à une Grande Étude, l’approfondissement d’un sujet spécifique destiné à éclairer tous ses congénères. Celui qu’avait choisi Tug devait porter sur la compréhension de la littérature humaine, en particulier le domaine désigné par le terme d’Énigmes. C’était, avait-il confié à John, la seule œuvre réalisée par les Humains qui semblait aux Arthroplanes élégante et utile. Pour la première fois, John avait senti que la vision qu’avait Tug des Humains était celle d’une race inférieure, non seulement intellectuellement et culturellement, mais aussi dans l’agencement général de l’univers. Une race provisoire et finalement superflue.
« Les Anciens se sont d’abord fait tirer l’oreille pour permettre mon enkystement, lui avait confié Tug. Ils trouvaient que mon domaine de recherches n’apportait pas suffisamment de bénéfices aux Arthroplanes. L’Humanité offre des connaissances spécifiquement tournées sur elle-même, mais très peu d’autres choses. Votre ancienne technologie n’était pas harmonieuse, toutes vos sciences s’appliquaient presque intégralement et spécifiquement à votre écosystème. On pourrait parler de xénophobie. Tout ce que possède l’Humanité à présent, elle l’a reçu de nous.
— Et comment avez-vous fait pour les convaincre, alors ? » John était nonchalamment occupé à des acrobaties en apesanteur pendant cette conversation, avec en bruit de fond Vivaldi synthétisé par Tug. Il était assez humain pour se sentir vexé par les critiques négatives de Tug sur les réalisations humaines, mais assez adulte, se disait-il, pour changer subtilement de sujet.
« J’ai fait remarquer que c’était une précaution sensée. Les Humains sont une race dangereuse, John. Toute votre littérature, mais particulièrement la branche qui traite presque exclusivement d’actes antisociaux et des méthodes pour éviter la sanction de tels actes, est la solution pour neutraliser ce danger, en ce qui concerne les Arthroplanes. J’ai été autorisé à embarquer sur un Anilvaisseau avec les privilèges afférents, sur le principe que mes études aideront peut-être un jour au salut de ma race. »
John prenait son élan pour faire un flip. Il ralentit, se laissa doucement retomber sur le sol et se stabilisa en se retenant à un cheval d’arçons.
« Vous croyez que nous représentons un danger pour vous ? » Leur chaleureuse camaraderie se fêlait soudain et un vent glacé s’infiltrait dans la brèche.
« Indubitablement. Vous êtes même un danger pour vous-mêmes. Votre agressivité et votre curiosité ne vous laisseront pas vivre en paix longtemps sur Castor et Pollux. Vous finirez par trouver des prétextes pour commencer un autre cycle d’autodestruction. Ceux qui ignorent le passé sont condamnés à le répéter.
C’est ce que dit un vieux proverbe humain. Cependant, je crois que le sens profond de l’Humanité se déchiffre non dans son histoire, mais dans sa littérature. C’est-à-dire dans la perception qu’ont les hommes d’eux-mêmes, de leurs actes et de leur signification cumulative. Nous sommes les gardiens de toutes les races civilisées et devons, par conséquent, vous connaître assez bien pour vous contrôler et vous neutraliser.
— De la même façon que les anciens isolaient les victimes de maladie pour empêcher la contamination ?
— Exactement. La comparaison est excellente. Puis-je l’emprunter pour l’introduction de mon travail ? »
John avait senti un grand trou se former dans sa poitrine. « Est-ce la raison pour laquelle nous avons eu toutes ces longues discussions, Tug ? Pour vous donner une meilleure compréhension de la manière de nous broyer si nous commençons à être trop virulents ? »
Une note platement amicale apparut dans la voix synthétique de Tug, trahissant une soudaine fatigue. « John, John, me reprochez-vous de m’intéresser à vous ? De choisir comme mentor le poète que vous êtes, pour me guider dans le labyrinthe de la création humaine ? D’apprendre par l’observation de vos créations poétiques et d’en analyser le sens caché ? D’être fasciné par le patrimoine culturel de votre race ? De…
— Me tirer les vers du nez pour comprendre nos forces et nos faiblesses ? Afin de nous garder comme des plantes sous une cloche ? »
Tug prit un ton incrédule. « John, même votre propre Conservatoire a vu la nécessité de garder l’Humanité à la place qui lui convient, c’est-à-dire uniquement comme partie de l’écosystème de Castor et Pollux…
— Nous n’aurons jamais les étoiles, c’est ça ? Pour y courir comme bon nous semble ? » Le ton gémissant de ses paroles lui parut puéril. Mais quelque chose se déchira en lui quand il comprit soudain non seulement sa propre place dans l’ordre des choses, mais celle de l’Humanité tout entière. Il n’y avait pas de comparaisons modernes pour son cas. Il fallait puiser très loin dans ses anciennes lectures. Les bâtards mangeaient dans la cuisine. Les infirmes étaient enfermés dans les placards et les déficients mentaux rendus inoffensifs par une bienveillante tyrannie. Il n’avait pas eu conscience de l’importance de son rêve de liberté avant de comprendre qu’il lui était refusé à jamais.
La réponse condescendante de Tug ne faisait que retourner le couteau dans la plaie. « L’archaïsme même de votre expression trahit précisément le fait que l’Humanité ne saurait que faire “des étoiles” si elle les “avait”. Comme si on pouvait posséder les distances de l’espace, comme si on pouvait être propriétaire des étoiles. Votre langue révèle les limites génétiques de votre vision. »
La querelle qui s’ensuivit ne connut jamais de réconciliation. De la dispute violente, ils étaient passés aux insultes glacées, suivies de silences encore plus froids. Puis de la dissension à l’indifférence.
Et pour John, à la solitude quasi-totale.
Il lui semblait parfois qu’il s’agitait à l’intérieur de l’Évangeline comme un minuscule caillou, séparé désormais de tout contact intellectuel avec les Humains et les Arthroplanes. Parfois, sa solitude absolue, ses siècles d’isolement l’effrayaient. Et le calme avec lequel il acceptait tout cela l’effrayait plus encore.
Comme à présent. Il réfléchissait à ce qu’il avait l’intention de faire. Atterrir manuellement sur un terrain non testé, et sortir dans une atmosphère qui, selon les promesses des fonctionnaires de Terra Affirma, était probablement respirable. Prélever personnellement des échantillons de flore, de faune, d’air et d’eau. Enregistrer ses propres perceptions et réactions sur la planète. Essayer de recouvrer leur maudite « capsule-temps ». Puis reprendre la navette, retourner à l’Évangeline avec les échantillons dérobés et les remettre à Terra Affirma. Tous les prélèvements officiels seraient donnés au Conservatoire, mais il fournirait ces échantillons et ses impressions personnelles à Terra Affirma, qui en tirerait leurs propres conclusions.
John imagina tous les problèmes qu’ils pourraient rencontrer. Un mauvais atterrissage, une atmosphère toxique, une panne mécanique. Les prélèvements pourraient se répandre dans l’Évangeline et la contaminer ou la déséquilibrer. Les échantillons pourraient se révéler extrêmement toxiques et John pourrait mourir avant de revenir à bord. Ou alors leurs effets pourraient ne se manifester qu’après leur retour sur Delta, et contaminer alors toute la colonie, tuer des centaines de personnes.
Et alors, se demandait John. Et alors ?
Et qu’adviendrait-il de Connie ?
Il éprouva pour la première fois un pincement de gêne, presque de culpabilité. Parmi tous les gens susceptibles d’être victimes de ses actions, elle lui semblait à présent la seule qui soit réelle. Il se refusa à envisager pour quelle raison. Il se hâta au contraire de se jurer de la tenir à l’écart de tout ça. Elle resterait sur l’Évangeline quand il sortirait pour la petite expédition de réparation qui devait le conduire sur Terra. Elle ignorerait tout de ses prélèvements d’échantillons, n’aurait pas à les manipuler et ne pourrait donc pas être contaminée. Et si toute l’opération échouait, si, d’une façon ou d’une autre, le Conservatoire était capable de prouver que c’était lui le responsable, en ce cas, une simple hypnose prouverait que Connie était totalement innocente et ignorait tout de la mission. Elle ne pourrait certainement pas être punie ou envoyée en Réadaptation pour ignorance. Tout irait bien. En outre, à ce stade, il n’avait plus le choix.
Enfin, ce n’était pas totalement exact. Il pouvait se contenter d’effectuer la mission officielle et… Non, il irait jusqu’au bout. Avait-il vraiment accepté cette mission à cause de leur chantage ? Non. Leurs menaces lui avaient servi de prétexte pour accepter cette mission insensée. Mais, au fond de lui, il était extrêmement excité. Et tant que cet enthousiasme l’habitait, être responsable de la contamination de l’Évangeline ou de la destruction totale de la station Delta, voire de sa propre mort, ne l’inquiétait pas.
Pourquoi ?
Il s’efforça de résoudre cette équation et aboutit à une solution partielle. Il avait survécu à de trop nombreuses générations de ses congénères pour que la mort ait encore pour lui une véritable importance. Toute mort était inévitable. Tout ce qui leur restait maintenant était une mort lente, mais Terra Affirma ne pouvait pas le comprendre. C’était une mort sans rêves. Il accepterait donc leur mission. Il l’effectuerait. Parce que, pour la première fois en plusieurs siècles de sommeil et d’éveil, il avait le sentiment d’être sur le point de faire quelque chose d’important.
« Une place pour chaque chose, et chaque chose à sa place. Qui peut me dire ce que cette phrase signifie ? »
Elle était tendue. Dans la nuque et les épaules. Non. Pas ce rêve, encore une fois. Pas ce souvenir. Une partie d’elle-même protestait avec colère et se débattait tandis que Connie sombrait dans ce souvenir. Laissez-moi me réveiller, suppliait-elle. Elle savait que ces rêves réalistes surgissaient souvent à la fin du transommeil. Ils étaient incroyablement vrais, plus proches du souvenir que du rêve. Et elle avait trop souvent revécu celui-là. C’était un cauchemar que la Réadaptation aurait dû éliminer. En fait, tout ce que la thérapie hypnotique avait réussi à faire, c’était lui permettre d’avoir conscience à chaque fois qu’il s’agissait d’un rêve, d’un souvenir, et que ça ne se produisait pas vraiment.
Daniel regardait le cercle de visages attentifs. C’était au tour d’Angelo de répondre, mais il avait l’air de ne pas savoir où il en était. Les autres enfants maîtrisaient leur impatience avec divers degrés de réussite, tandis qu’il s’efforçait de rassembler ses idées.
« Coopérer, chuchota-t-il enfin.
— Écologie coopérative ». Daniel compléta la réponse en la corrigeant. « L’écologie coopérative est basée sur l’évolution coopérative. Vous avez tous grandi dans un environnement élaboré en coopération. Vous êtes-vous déjà demandé s’il en existait une autre forme ? Voilà une idée importante, nous allons donc la prendre par petits morceaux, pour être sûrs que nous comprenons tous. Lorsque les Humains sont arrivés sur Castor et Pollux, il y a des milliers d’années, ce fut l’une des premières choses qu’ils ont dû apprendre. Et il était impossible de prendre pied sur les planètes avant de l’avoir assimilé. Même aujourd’hui, les gens qui ne peuvent l’apprendre n’ont pas le droit d’habiter sur les planètes. Ils doivent vivre sur les stations de recyclage pendant toute leur vie. Le Protectorat du Conservatoire a dû établir cette loi, pour protéger Castor et Pollux. De quoi sont-ils protégés ? Teddy ?
— De nous. » Teddy avait l’air de s’ennuyer, comme toujours. Daniel n’insista pas.
« C’est exact. Pourquoi ça ? Gabriel ? »
Gabriel tirailla sa chemisette avant de répondre. « Parce que sinon nous pourrions tout détruire, comme nous avons détruit Terra.
— C’est juste. Eh bien, c’est triste de penser à ça, non ? De se dire que les Humains avaient jadis un monde à eux et que nous l’avons détruit. Et nous l’avons détruit parce que nous n’avons pas suivi cette règle simple : “Une place pour chaque chose et chaque chose à sa place.” Nous avons pris trop de place dans l’écologie de Terra, si bien que nous avons tout détruit. Voilà. Et maintenant, une idée étrange, alors préparez-vous. Je vais vous poser une question, je n’attends pas de réponse, mais je veux que vous y réfléchissiez, d’accord ? Voici la question : pourquoi les Humains ne connaissaient-ils pas cette règle simple, puisqu’ils vivaient sur Terra depuis toujours ? »
Connie sentit son estomac se nouer. C’était à son tour de répondre. Daniel avait bien dit qu’il n’attendait pas de réponse, mais elle avait quand même peur. Pourquoi fallait-il que, juste avant son tour, il pose une question dont on ne connaissait pas la réponse ? Pourquoi fallait-il qu’il fasse de telle sorte qu’elle soit celle qui ne connaîtrait pas la réponse devant tout le monde ? Daniel la regarda et, juste un instant, elle le détesta presque. « Connie, dit-il. Essaie de deviner. Tu as une idée ? » Elle fit non de la tête sans rien dire en regardant ses pieds. « Voyons, il ne faut pas être gênée, cette idée est nouvelle pour vous tous, tout comme elle l’était pour les premiers arrivants ici. La raison pour laquelle les Humains ne connaissaient pas cette règle était la suivante : Terra elle-même ne la connaissait pas. »
La voix de Daniel était devenue très grave. Tout le monde le dévisageait en essayant de comprendre. « Sur Terra, dit-il en parlant lentement et en les regardant tous l’un après l’autre, rien ni personne n’était assuré d’avoir une place. Les animaux et les plantes ne coopéraient pas pour faire des niches comme sur Castor et Pollux. Non. Ils étaient en compétition. Qui sait ce que veut dire compétition ? »
C’était le tour de Marta. « Je ne sais pas », dit-elle gaiement, en mettant les doigts dans son nez. Elle se moquait de ne pas connaître la réponse et Connie la détesta un instant, elle aussi.
« Voilà ce qu’est la compétition : c’est lorsqu’on ne laisse pas de place aux autres. Qu’on ne partage pas. Qu’on ne respecte pas de tour de rôle. Tout le monde dit : “moi d’abord !” Pas seulement les Humains, mais les animaux, les plantes, tout. Sur Terra, c’était toujours “moi d’abord !” »
Les enfants échangèrent des regards. Connie voyait bien qu’elle n’était pas la seule à être perplexe. Seuls, les tout petits bébés disaient « moi d’abord ! ». Tout le monde le savait. « Moi d’abord ! » c’était très mal. C’était ce qui vous faisait mentir, tricher, voler et blesser les autres personnes. C’était absurde. Connie s’efforçait d’imaginer un tel monde, mais n’y parvenait pas.
« Eh bien, je vois que vous vous posez tous des questions. Nous allons donc essayer un jeu pour voir si nous pouvons mieux comprendre les choses. Voyons. Connie et Martha, venez, s’il vous plaît.
Connie se leva, mal à l’aise et vint se mettre près de Daniel. C’était le seul prof qui leur faisait jouer des scènes de ce genre. Effrayant. Martha, derrière Daniel, souriait sereinement. Rien ne la perturbait jamais, elle.
« Bon, vous êtes deux petites graines, d’accord ? Deux petites graines qui voudraient pousser. D’abord, on va faire comme si on était sur Castor. Voici de bons emplacements où des plantes peuvent pousser. » Il souleva deux tapis tissés pour que tout le monde les voie. Ils n’étaient pas très grands. Il les posa par terre, à un pas de distance l’un de l’autre. « Bon, les petites graines. Vous voulez grandir, alors qu’attendez-vous ? »
Martha n’hésita pas. Elle avança sur l’un des tapis. « O.K., moi, je pousse ici. » Elle dit ça d’une voix si drôle que la moitié des enfants se mirent à rire. Connie avança sur son tapis sans rien dire.
« Et Connie va pousser là, les informa Daniel. Vous voyez comment ça se passe. Nous avons deux emplacements et deux graines. Une place pour chaque graine et chaque graine à sa place. Et maintenant… » Il fit signe aux deux fillettes de sortir de leur tapis et releva celui sur lequel était Connie. « Que se passerait-il si nous n’avions qu’un seul emplacement ?
— Une seule graine pourrait pousser », annonça Martha en se remettant vivement sur le tapis restant.
« C’est exact, opina Daniel. Sur Castor et Pollux, s’il n’y a qu’un emplacement, il n’est produit qu’une graine. Ici, pour des raisons que nous n’expliquerons pas aujourd’hui, les graines ne vont pas gaspiller d’énergie s’il n’y a pas assez de place pour pousser. C’est ce que nous appelons parfois le mécanisme de “conservation d’énergie”. » Daniel regarda les enfants. « Mais ne nous occupons pas de ça pour le moment. Parlons plutôt de ce qui se passait sur Terra. C’était très, très différent de Castor et Pollux. » Il parlait très lentement, regardant attentivement le cercle des enfants qui l’entouraient pour voir s’ils saisissaient. « Chaque plante produisait beaucoup, beaucoup de graines. Sans se soucier s’il y avait une place ou deux, ou pas de place du tout pour pousser. Elle faisait plein de graines et les laissait simplement tomber. Si une graine avait de la chance, elle trouvait un emplacement pour croître. Sinon, elle ne poussait pas. Elle attendait simplement de se retransformer en poussière.
— Elle mourait », chuchota l’un des enfants du groupe.
Daniel eut l’air légèrement embarrassé tout en cherchant qui avait parlé. « Non, pas nécessairement. Parce qu’une graine n’est pas vraiment vivante avant d’avoir poussé, donc elle ne… - il s’interrompit – euh, mourait pas. Elle se biodégradait, c’est tout, ce que toute chose devra faire finalement. Mais ce n’est pas ce dont nous parlons pour l’instant. » Connie vit qu’il était soulagé de changer de sujet. « Il s’agit donc de compétition. Nous allons jouer la scène, pour que vous compreniez bien. Connie et Martha, préparez-vous. Vous êtes toutes deux des graines et vous voulez pousser, d’accord ? »
Martha acquiesça vigoureusement, Connie avec plus d’hésitation. Elle ne comprenait pas la note d’excitation dans la voix de Daniel, à moins que ce ne soit une mise en garde ?
« Donc, vous vous rappelez, vous êtes deux et il n’y a qu’un emplacement pour pousser. Et… c’est ici ! » Il laissa soudain tomber le tapis sur le sol entre elles deux.
Connie s’avança, mais Martha sauta vivement sur le tapis en levant même le bras pour barrer le passage à Connie. « Je l’ai eu ! C’est moi qui pousse ! Moi d’abord ! »
— Voilà. C’est exactement ce qu’est la compétition, la félicita Daniel tandis que les autres gloussaient nerveusement devant ce jeu étrange. Martha était la première, donc elle va pousser, et Connie, elle, ne le pourra pas. »
Connie restait immobile, maussade, se sentant trahie. Tout le monde savait que c’était mal de dire « moi d’abord » et pourtant Daniel leur avait demandé de le faire. Martha avait mal agi et Daniel la félicitait en disant qu’elle avait raison. Connie sentit son visage s’empourprer. C’était presque comme si elle était en colère, sauf que seuls les bébés font des colères. Et seuls les bébés disent « moi d’abord ».
Alors, du fond de la salle, la même voix qui avait chuchoté « elle mourait » annonça d’une voix tremblante : « Mais que ce soit sur une planète ou sur l’autre, Connie n’a pas pu pousser, les deux fois. Connie est morte, les deux fois. » Et Sherry avait éclaté en sanglots. Connie se souvenait qu’elle avait pleuré comme une fontaine. Et Connie, elle, restait plantée là, comme pétrifiée, alors que Sherry pleurait et que Daniel essayait de la consoler. Finalement, on avait dû appeler le médecin, qui était venu et avait emmené Sherry. Elle n’était jamais revenue. Et après, Daniel ne leur avait plus jamais demandé de jouer des scènes.
« Mais c’était trop tard », gémit Connie. Elle serra les mâchoires. Pas de place pour Connie. Ni sur Castor ni sur Pollux, ni sur Terre. Il n’y aurait pas de place pour elle sur Terre, et elle mourrait, tout comme ces centaines de graines superflues. Elle s’agitait dans sa matrice de sommeil, et une part d’elle-même sentait le confort douillet des parois tièdes qui la réconfortait. Ce n’est qu’un rêve. Ce n’est qu’un rêve, se répétait-elle, comme le lui avait suggéré sous hypnose sa conseillère en Réadaptation. Mais ce n’était pas un rêve, c’était un souvenir, et elle savait qu’elle se mentait.
« Évangeline. » Tug la prévint aussitôt que leurs ganglions étaient connectés « Cherches-tu à te faire punir ? »
Il sentit qu’elle corrigeait légèrement sa course et comprit qu’il n’avait pas imaginé sa déviation. Et il se demandait à présent, mal à l’aise, si John avait eu raison concernant la fluctuation du rythme de la centrifugeuse. Les nerfs qui contrôlaient la machine étaient ceux d’Évangeline, mais leur usage en avait été transféré depuis des siècles à son propriétaire. Les tissus et les tendons mobiles, biomoulés dans la gondole, dirigeaient et entretenaient les systèmes d’assistance respiratoire des Humains, mais c’était Tug qui les contrôlait. Théoriquement, son entraînement était si poussé qu’elle ne pouvait activer aucun système connecté à ces nerfs. Tous les souvenirs de cette partie de son corps étaient censés être supprimés, son contrôle atrophié. Si ce n’était pas le cas, si elle tentait d’usurper à nouveau le contrôle de cette partie d’elle-même… Tug éprouvait une angoisse profonde qu’il se hâta de lui dissimuler. Évangeline était une Anile adulte, mais pas assez vieille pour que la stabilité lui fasse défaut. C’était habituellement les Aniles très âgées qui devenaient incontrôlables et ne pouvaient plus assurer l’enkystement d’un Arthroplane. Tug n’était que son quatrième occupant. Elle devait normalement rester stable pendant au moins six autres enkystements.
Cela ne pouvait pas arriver. Et pourtant. Le règlement était clair et il devait agir. Il songea à faire un rapport, à lui faire télécontacter une autre Anile pour lui transmettre le message codé, les mots absurdes qui permettraient de faire savoir à un autre Arthroplane dans une autre Anile qu’elle devenait de moins en moins docile et qu’il aurait peut-être besoin d’aide. Il y songea, puis abandonna l’idée. Même si son télécontact pouvait voyager à une vitesse supérieure à celle de la lumière, aucune Anile n’en était capable. D’ici qu’on puisse les rejoindre, ils seraient morts de toute façon.
En outre, il exagérait peut-être le phénomène. Les réveils de John avaient toujours cet effet sur lui, John était si émotif qu’il avait tendance à dramatiser. Évangeline avait toujours été une Anile très vivante. N’était-ce pas pour cette raison qu’il avait été ravi de lui être assigné ? Il savait qu’elle avait ces curieuses petites sautes d’humeur. Certains disaient que c’était parce qu’elle était la dernière Anile sauvage à avoir été recrutée. Ceux qui avaient été domestiqués en élevage étaient beaucoup plus dociles. Mais Tug s’était toujours dit qu’elle était pour cette raison un peu plus intelligente que les autres. La seule chose pour l’instant, c’était qu’Évangeline exprimait un léger mécontentement vis-à-vis de leur mission actuelle. C’était tout. Il lui faudrait dire à John de veiller à ce que leur prochaine mission soit un peu plus à son goût, et lui donne un peu de plaisir. Peut-être avait-elle attaché plus d’importance à ses demandes d’accouplement qu’il ne l’avait cru. Il valait mieux lui en parler maintenant, cela lui donnerait quelque chose à espérer.
Il l’entreprit plus sérieusement, en y mettant de la compassion. Il savait qu’elle avait été chagrinée ces temps derniers, qu’elle n’était pas satisfaite de la situation, mais bientôt viendraient des moments beaucoup plus agréables.
Bon, Évangeline n’était pas la seule à ronchonner. La femelle humaine était perturbée, elle aussi. Elle était malheureuse. Est-ce qu’il y aurait des moments agréables pour elle aussi ?
Tug faillit ne pas pouvoir cacher le frisson de peur qui le parcourut. Évangeline ne devait jamais l’interrompre pour changer de sujet. Il ne se rappelait pas non plus l’avoir jamais vue s’intéresser à un membre de l’équipage. Il y avait un problème. Mais montrer son angoisse n’arrangerait rien. Il se ressaisit.
Est-ce qu’elle voulait parler de Connie, le second ? Connie était en transommeil, elle ne pouvait donc pas être perturbée.
Elle s’agitait beaucoup et faisait des petits bruits.
Mais c’est sans doute qu’elle rêvait, tout simplement. C’était une sorte de jeu auquel les Humains s’amusaient avec leur esprit. Parfois, ils pouvaient avoir l’air d’être bouleversés, mais ce n’était pas dangereux pour eux. En fait, c’était bénéfique. Au contraire, l’absence de rêves pendant une longue période pouvait être beaucoup plus nocive. Connie allait bien.
Connie avait peur. Connie était malheureuse.
Mais non, ce n’était qu’un rêve. Elle faisait semblant. Cela ne pouvait pas lui faire de mal.
C’est quoi, faire semblant ?
La discussion prenait une mauvaise tournure, se dit Tug. Il éluda la question.
Est-ce qu’elle dormait calmement, maintenant ? demanda Tug.
Seulement parce que je l’ai calmée. Tug, c’est quoi faire semblant ?
Pas moyen d’éviter le problème. Ça allait mal. Pire que ce qu’il avait craint. Une Anile ne devait pas insister, une Anile ne devait prendre seule aucune mesure à l’égard des Humains. Il se força à rester calme.
Faire semblant, c’est quand on réagit à quelque chose qui n’existe pas comme si c’était vrai. Les Humains le font. Pas nous. Connie bouge et émet des sons dans son sommeil. Mais ça ne lui fait aucun mal.
Un bon moment s’écoula tandis qu’Évangeline digérait l’information. Tug finit par hasarder une question. Étaient-ils toujours dans la direction de Terra ?
Bien sûr. Tug, c’est quoi un animal sauvage ?
Il considéra longuement la question. Qui avait pu lui parler de ça ? Était-ce lui ? Ou un autre Arthroplane précédemment enkysté ? Cela paraissait peu vraisemblable, mais elle n’avait aucune autre source.
Un animal sauvage, ça n’existe pas, Évangeline.
Un animal sauvage, c’est quand on fait semblant ?
Associer deux idées séparées. Elle n’était pas censée être capable de ça. Les mandibules fuyantes de Tug s’entrechoquèrent. Comment se sortir de là ?
Un animal sauvage est un faux-semblant, Évangeline. Ça n’existe pas. Aucun animal, aucune Anile n’est sauvage. Elles sont toutes comme toi, heureuses et satisfaites de leur sort.
Un animal sauvage pourrait faire ce qui lui plaît, et serait heureux.
Aucune réponse ne lui vint à l’esprit. Il attendit, la sentant de plus en plus gênée par son silence. Elle finit par hasarder un autre commentaire.
Mais il ferait semblant, évidemment.
Exactement, Évangeline, ce serait juste pour faire semblant. Les animaux sauvages n’existent pas. Il n’y a que des Aniles heureuses, comme toi. Tu veux que je t’apprenne un nouveau jeu ?
Non, pas maintenant. Je crois que tu as fait une erreur, Tug. Je crois que nous pouvons faire semblant, nous aussi. Je vais faire semblant de rêver.
Elle débrancha ses ganglions et Tug observa leur trajectoire. Accroupi, il attendait, angoissé, mais elle ne changea pas. Évangeline ne dévia pas de son but. Physiquement, du moins, elle suivait encore la direction qu’il lui avait fixée.